Le Mékong est l’un des grands fleuves d’Asie par sa longueur (4850km) et par son débit. Au commencement, c’est un mince filet échappé d’un glacier tibétain situé à 5000 mètres d’altitude. Aux dires des porteurs tibétains, il prend la source derrière un pic rocheux sur lequel règne le dragon Zajiadujiawanzha. Là, résiderait sans doute le ventre spirituel du fleuve. Pour eux, le Mékong est le sang qui coule dans le corps des hommes. C’est pourquoi ils l’appellent Dza Qu ( Eau des Rochers ) . Quant aux chercheurs chinois, ce fleuve prend sa source dans la montagne Jifu de la contrée Zaduo de la province Qinghai du Tibet autonome. L’aventurier français Michel Peissel a réfuté cette hypothèse. Pour lui, lors de son expédition montée au Tibet en 1994, le Mékong provient de la passe Rupsa-La dans les hautes vallées du Tibet. Il est difficile de connaître avec exactitude l’endroit où naît ce fleuve mythique lorsqu’on sait qu’il s’échappe des hauteurs du Tibet, une région jusqu’alors inaccessible sur le plan politique. Il continue à être un sujet de controverses. Par contre, on sait qu’il caracole sur 400km avant de rencontrer le premier affluent Zi Qu.
Puis il charrie ses eaux tumultueuses jusqu’en mer de Chine en arrosant successivement les six états suivants: Chine, Myanmar, Thaïlande, Laos, Cambodge et Vietnam. Il influence la culture de ces pays et façonne leurs paysages au gré des saisons
Il prend le nom chinois de LanCang Jiang (Fleuve tumultueux) (Lan Trường Giang en vietnamien) au sortir des grottes de Yunnan (Vân Nam). C’est dans cette région montagneuse et luxuriante de la Chine qu’on trouve non seulement une variété exceptionnelle de paysages mais aussi un bouillon de cultures et une mosaïque de minorités ethniques. (26 sur 57 groupes ethniques que possède la Chine ). Malgré plus d’un demi-siècle de régime communiste, les groupes ethniques continuent à garder une forte identité culturelle. Dans sa partie nord-ouest, la culture tibétaine est prédominante tandis que dans sa partie sud-ouest, on a l’impression d’être plutôt en Thailande ou en Myanmar par le nombre de stupas ou de temples bouddhistes rencontrés sur les pistes serpentant dans la forêt. Les moines sont vêtus avec des robes safran tandis que les femmes portent un chemisier court à manches étroites et un sarong. On peut dire qu’il s’agit bien d’une petite Thaïlande de Chine. On est au pays des Dai. Ceux-ci ont les mêmes fêtes et les mêmes coutumes que les Thaïs. C’est aussi ici que se trouve la région autonome chinoise Xishuangbanna (Tây Song Bản Nạp ) où la biodiversité est reconnue pour sa richesse et son originalité. Le Mékong s’écoule à travers leur capitale Jinghong (Cảnh Hồng ) avant de continuer sa course dans le Myanmar ( Birmanie ). Il est connu sous le nom » Mé Nam Khong » en laotien ou thaï ( ou Con Sông Mẹ en vietnamien ) lorsqu’il devient d’abord le fleuve frontière séparant la Birmanie et le Laos sur 236km puis celui de ce dernier avec la Thaïlande sur 1865km. C’est en Myanmar qu’il traverse l’état Shan appartenant au fameux « Triangle d’or ». Celui-ci est connu pour ses trafics d’opium et pour la lutte menée par certaines minorités sino-tibétaines contre le pouvoir central de Rangoon. C’est aussi le refuge des dernières troupes armées de la division 93 de Kuomingtang dirigées par le général Li Mi ( Lý Mỹ ) en 1950. Grâce à l’intervention de l’ONU en 1953, Rangoon a réussi à rétablir en partie son autorité dans cette région par le rapatriement de plus de 6000 soldats nationalistes en Taiwan.
Le nom « Mékong » que les Occidentaux ont employé pour désigner ce fleuve, provient probablement de la contraction du nom laotien « Mé Nam Khong » (แม่น้ำโขง). (Mère des rivières). « Tonlé Thom » (ou Grand Fleuve ) lui est attribué par les Khmers lorsqu’il glisse entre les palmiers à sucre ( thốt nốt ) de leur pays. Il devient un fleuve nourricier, un don qui s’épanouit dans l’immense plaine humide des Quatre Bras du Cambodge. Le Mékong rythme la vie des Khmers. Même un dicton khmer ne contredit pas cette réalité : Où il y a de l’eau, il y a du poisson. (Mien teuk, mien treï). C’est grâce à l’eau du Mékong que leurs rois angkoriens ont réussi de mettre en place un système ingénieux de canalisation et de distribution de l’eau (les baray ou les lacs artificiels) et de fonder la puissance de leur civilisation au début duXème siècle.
Le volume de ses eaux et le rythme de ses crues sont contrôlés par le grand lac Tonlé Sap. Celui-ci agit comme un réservoir régulateur d’eau douce en stockant l’eau en saison pluvieuse et en la restituant en saison sèche. C’est ici qu’on voit affluer tous les ans, les riels. Ce sont les anguilles dont le nom est employé par les Cambodgiens pour leur monnaie nationale. Contrairement à d’autres fleuves de l’Asie des moussons (Yangzi Jiang, Fleuve Rouge), le Mékong n’a pas besoin d’être l’objet de grands travaux d’endiguement. On peut dire qu’une telle prouesse peut être réalisée seulement par les dieux.
Avec le flux et son reflux, Tonlé Sap constitue une merveille unique de la nature au monde. Cela permet d’empêcher l’inondation de son immense plaine, de combler les rives de couches d’alluvions favorisant la prospérité de la pêche et de la polyculture. Le Tonlé Sap est l’une des premières réserves de poissons d’eau douce au monde.
En arrivant au Vietnam dans la plaine des joncs , le Mékong est divisé en deux méandres principaux. ( le Bassac et le Mékong proprement dit ) ( ou Hậu Giang et Tiền Giang en vietnamien ). Il est connu sous le nom » Cửu Long » ( Fleuve à neuf dragons ) car il se ramifie en neuf bras avant de se dissoudre dans l’hystérie en mer de Chine. On trouve les trois bras d’eau sur le premier méandre ( sông Hậu ): Ðịnh An, Bát Xác et Tranh Ðề tandis qu’il y a sur l’autre ( sông Tiền ) les six bras suivants: Tiểu, Ðại, Bà Lai, Hàm Luông, Cổ Chiên, Cung Hậu. C’est ici qu’on voit son oeuvre, ses bienfaits. Il gonfle périodiquement ses veines. Le trop-plein de sa sève fécondera la terre née de lui, c’est ce qu’a rapporté le romancier français Albert Viviès dans son ouvrage intitulé « L’âme de la Cochinchine ».De fleuve au départ, il se fait delta au Vietnam. C’est dans ce dernier qu’on trouve un réseau dense et inextricable d’arroyos, des canaux, de ravines, de vergers, de rizières, des cocotiers, de cajoutiers etc … Il se fait tentaculaire pour mieux irriguer ce delta. Il permet au delta de gagner 75 mètres chaque année sur la mer grâce à ses limons charriés. Il vit au rythme lent des barques des pêcheurs et dans le brouhaha indescriptible des bateaux aux moteurs surchauffés et chargés des tonnes de fruits et des poissons pour l’approvisionnement des marchés flottants et pour l’exportation.
Des tapis verts de jacinthes d’eau ondulent parfois dans leur sillage. Le Mékong met en perpétuelle tutelle le natif de ce delta comme le Nil de l’Egypte avec son fellah. Il réussit à lui bâtir une identité sudiste, à lui octroyer une culture, celle que les Vietnamiens ont l’habitude d’appeler « Văn hóa miệt vườn (Culture des vergers ) ». Outre sa gentillesse, sa courtoisie et son hospitalité, le natif de ce delta montre un attachement profond à la nature et à l’environnement
Avec la simplicité et la modestie dans la manière de vivre, il accorde une place prépondérante à la sagesse et à la vertu dans l’éducation de ses enfants. C’est le caractère particulier de ce fils du Mékong, celui des gens du Vietnam du Sud qui sont nés sur une terre imprégnée du bouddhisme thêravada au début de l’ère chrétienne et qui sont issus du brassage de plusieurs peuples vietnamien, chinois, khmer et cham durant les deux derniers siècles. On ne s’étonne pas d’entendre des expressions bizarres où il y a le mélange des mots chinois, khmers et vietnamiens. C’est le cas de l’expression suivante
pour dire qu’on est soûl le matin, l’après -midi et le soir. Le Vietnamien, le Chinois et le Cambodgien emploient respectivement say, xỉn, xà quần dans leur langage pour signifier le mot « soûl ». Le même verre de vin peut être bu toute la journée et partagé avec plaisir et fraternité par les trois peuples. Le natif du Mékong accepte facilement toutes les cultures et toutes les idées avec tolérance. Malgré cela, il doit pétrir le relief du delta de ses mains. Cela ne contredit pas ce qu’a écrit le géographe français Pierre Gourou, un spécialiste du monde rural en Indochine, dans son ouvrage sur les paysans du delta tonkinois (1936):
Il est le fait géographique le plus important du delta. Il réussit à modeler la terre de son delta par son labeur
Avant d’être la Mésopotamie du Vietnam, le delta du Mékong était un espace immense de forêts, de marécages et d’îles, peuplé de crocodiles, de serpents, de sangsues, de tigres et d’insectes et sillonné par une multitude de cours d’eau charriant la boue et se perdant parfois dans des vastes solitudes. C’est le cas de l’extrême sud du bassin dans la province de Cà Mau où se trouve le deuxième mangrove du monde. C’est pourquoi on ne cesse de rappeler cette épopée avec le dicton suivant:
Lên rừng xỉa răng cọp, xuống bãi hốt trứng sấu
Monter dans la forêt pour piquer les dents des tigres et descendre au fleuve pour ramasser la ponte des crocodiles
C’est ce qu’on a vu dans le passé avec le grand canal Vĩnh Tế long de plus de 100km au début du 19è siècle. C’est un projet pharaonique que les aïeux des natifs du Mékong avaient réussi à réaliser avec courage et ténacité durant cinq années ( 1819-1824 ) pour dessaler la terre et pour relier le Bassac du Mékong ( Châu Ðốc ) jusqu’à l’embouchure Hà Tiên ( Golfe de Siam ) sous la direction du gouverneur Thoại Ngọc Hầu.
Plus de 70.000 sujets vietnamiens, chams et khmers avaient été mobilisés et enrôlés de force dans cette réalisation.
Le delta était à une certaine époque le point de départ pour l’exode des boat-people après la chute du régime de Saigon (1975). Certains ont péri dans le voyage sans la moindre connaissance de la navigation. D’autres n’ayant pas réussi à le quitter, ont été repris par les autorités communistes pour être envoyés aux camps de reeducation
La dureté de la vie n’empêche pas le natif du Mékong d’être heureux dans son environnement, de garder toujours l’hospitalité et l’espoir de retrouver un jour une vie meilleure. Il se forge au fil des siècles une détermination et un esprit communautaire sans pareil en quête d’espace nourricier et de liberté. On peut reprendre la phrase de l’écrivain Sơn Nam à la fin de son livre intitulé » Tiếp Cận với đồng bằng sông Cửu Long » ( En contact avec le delta du Mékong ) : Personne n’aime ce delta plus que nous. Nous acceptons d’en payer le prix.
C’est dans ce delta qu’on trouve aujourd’hui toutes les facettes séduisantes du Mékong ( le soleil, le sourire, l’exotisme, l’hospitalité, les silhouettes à chapeau conique, les sampans, les marchés flottants, les maisons sur pilotis, une variété abondante des fruits tropicaux, la pisciculture en cage, le riz flottant, les spécialités locales etc …). C’est ce qu’on trouve à travers le dicton suivant:
Ðất cũ đãi người mới
L’ancienne terre accueille les nouveaux arrivants.
Lors de la réunification du pays en 1975, le gouvernement vietnamien avait installé plus de 500.000 paysans du Nord et du centre dans ce delta labyrinthe. Nourri par les riches alluvions, il est d’une grande fertilité. Il devient un poumon économique et une manne pour les 18 millions de la région. Il pourrait à lui seul, dit- on, nourrir tout le Vietnam.
De l’impétueux torrent glaciaire de la chaîne tibétaine Tangulla Chan jusqu’à la Mésopotamie du Vietnam,, on constate non seulement une forte différence de densité entre ses bassin supérieur ( Tibet, Chine ) et inférieur ( Cambodge, Vietnam ) mais aussi une forte concentration de minorités ethniques diverses tout le long de son parcours.
Plus d’une cinquantaine de groupes ethniques ont été relevées dans la province chinoise de Yunnan et dans le Triangle d’Or en Birmanie. (Les Dai, les Bai, les Miao, les Yi, les Hani, les Naxi, les Lahu etc ..). Au Laos, certains sous groupes ethniques d’appartenance khmou n’hésitent pas à ajouter à leur nom le substantif khong pour rappeler leur localisation proche de ce fleuve.
Le Mékong sert aussi de ligne de démarcation, de grande frontière culturelle entre le monde brun et le monde jaune, entre la civilisation indianisée ( Dai, Birmanie, Laos, Thaïlande, Cambodge ) et la civilisation de la baguette ( la Chine et le Vietnam ) au fil des siècles. Il devient une ligne de partage culturel très nette après l’annexion du Champa par le Vietnam.
Tout le long de son cours d’eau, d’un côté, on trouve chez les Dai, les Birmans, les Laotiens, les Thaïs, les Khmers le riz gluant, la maison sur pilotis, le bouddhisme thêravada , l’incinération et de l’autre côté, chez les Chinois et les Vietnamiens, le riz naturel, la maison à ras, le confucianisme et le bouddhisme mahayânâ, l’inhumation. C’est ce qu’a rapporté le géographe français François Ternat dans son article intitulé: Géopolitique d’un axe fluvial: le Mékong, frontière et trait d’union. (Revue Trames no 10, 2002). Cette délimitation culturelle n’est pas en contradiction avec la délimitation territoriale proposée dans l’accord de paix et d’amitié conclu entre le roi vietnamien Lê Thần Tôn (1649-1662) et son beau-fils, le roi-soleil laotien Souligna Vonsa (1637-1694) dont le règne était considéré comme l’âge d’or pour le Laos. L’endroit où on mange du riz glutineux avec les mains et où on se loge avec une maison sur pilotis, appartient au territoire laotien. Par contre il fait partie du territoire vietnamien si on mange du riz blanc avec les baguettes et on vit dans une maison à ras.